Description et mise en perspective
du fonds documentaire
Thomas Le Roux et Mathieu Marraud
Origine du fonds
Ce fonds documentaire, centré sur l'exploitation des carrières de plâtre à Belleville, provient de dépouillements d'archives et de transcriptions réalisés par Michel Legagneux. Né en 1939 à Rennes dans une famille d'enseignants, ce dernier est agrégé de lettres modernes en 1963 et enseigne successivement à l'école normale du Puy-en-Velay, à l'université américaine de Beyrouth, puis à l'université Paul-Valéry de Montpellier, où il effectue ses recherches sur l'éducation, au sein du Centre d'études du XVIIIe siècle 1 . Ses interrogations sur les modalités et finalités de la recherche 2 le conduisent à réorienter sa carrière vers l'administration publique, en tant qu'administrateur civil. À l'occasion de son départ à la retraite dans les années 2000, il renoue avec l'histoire et entreprend des recherches sur les plâtriers de Belleville (à Paris), lieu où il habite alors. Ses recherches initiales portent sur un effondrement de carrière survenu le 27 juillet 1778, soit exactement neuf jours après la vente de cette carrière par le sieur Jean-Pierre Cochois au sieur Jean Cauvin. À partir de cet événement, Michel Legagneux a été amené à tirer les fils et enquêter à la fois sur l'histoire topographique des carrières de Belleville et sur des destinées familiales de plâtriers sur plusieurs décennies.
Son décès en 2016 interrompt son projet d'ouvrage sur l'histoire des carrières et des carriers de Belleville. En 2017, son fils Vincent Legagneux écrit à Thomas Le Roux, historien au CNRS, auteur d'un article sur les effondrements de carrières des années 1770 3 , en exprimant le souhait que le fonds documentaire puisse être utilisé par la communauté scientifique, en tant qu'archive ouverte, avec la seule exigence que le nom de Michel Legagneux reste attaché à son travail. Après plusieurs rencontres en 2021, une convention est signée le 28 janvier 2022 entre Vincent Legagneux, son fils, et le Centre de Recherches Historiques pour le dépôt et la valorisation de ce fonds.
Les carrières à plâtre de Belleville
Depuis la fin du Moyen-Age (au moins le XIIIe siècle), Paris emploie les ressources géologiques de son sous-sol pour la construction en pierre et la fabrication de plâtre 4 . Le plâtre provient de la combustion du gypse, une roche très présente dans les couches géologiques du Bassin parisien, et en particulier au nord-est de Paris (intra-muros et banlieue) 5 . Avec l'essor des constructions et l'urbanisation, la production de plâtre s'accroit à Montmartre, Belleville et Ménilmontant, puis dans les communes de banlieue limitrophe. L'exploitation se fait, selon les lieux, à ciel ouvert ou de façon souterraine. À Montmartre, Belleville et Ménilmontant, l'essor de la production de plâtre connait son apogée dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Son exploitation devient une source de tension au fur et à mesure de l'urbanisation 6 . Avec plusieurs accidents 7 et la densification urbaine, les carrières à plâtre de Belleville (et plus généralement toutes celles encore présentes dans le Paris intra-muros actuel, dont Montmartre 8 ) sont progressivement fermées 9 . Pour autant, l'importance de cette exploitation jusqu'aux premières décennies du XIXe siècle a marqué Paris, sans doute plus que toute autre ville, dont les murs des habitations ont été recouverts de plâtre. En 1831, dans son roman Notre-Dame de Paris, Victor Hugo écrivait ainsi que « Nos pères avaient un Paris de pierre, nos fils auront un Paris de plâtre » 10 . Aujourd'hui, il reste de cette activité de nombreuses traces sur le territoire des collines du nord-est parisien, à commencer par les parcs des Buttes Chaumont et le parc de Belleville 11 . Notons que cette activité d'extraction du gypse s'articule souvent, à l'échelle de la ville, à la fabrication de chaux, à partir de calcaire, et à l'extraction des pierres (de taille ou moellons), activité très active notamment sur la rive gauche de Paris, sont les vestiges sont aujourd'hui célèbres par l'accueil des ossements issus de divers cimetières parisiens, formant les actuelles Catacombes 12 .
Description du fonds
La retranscription s'étend de 1254 à 1889, et concerne 10 132 actes, pour un total de plus de 16 millions de caractères. Certaines entrées sont assorties de fac-similés, en particulier les signatures de 290 maîtres plâtriers, et d'autres documents (cartes, thesaurus, sources, etc.) sont associés à ce corpus. L'ensemble du fonds comporte surtout des actes notariés, des actes juridiques, et des rapports et procès-verbaux de police, mais aussi des actes des autorités centrales, des plans, etc.
Majoritairement, c'est la période 1660-1789 qui est couverte : cette tranche chronologique compte plus de 85 % des actes. Avant le nettoyage des métadonnées de la transcriptions (dates et cotes surtout), la répartition est la suivante :
- XIIIe siècle : 3 actes
- XIVe siècle : 3 actes
- XVe siècle : 11 actes
- XVIe siècle : 102 actes
- XVIIe siècle : 3513 actes
- XVIIIe siècle : 6443 actes
- XIXe siècle : 58 actes
Par décennies, pour les XVIIe et XVIIIe siècles, la répartition est la suivante :
- 1600-1609 : 101
- 1610-1619 : 258
- 1620-1629 : 210
- 1630-1639 : 303
- 1640-1649 : 398
- 1650-1659 : 280
- 1660-1669 : 435
- 1670-1679 : 461
- 1680-1689 : 537
- 1690-1699 : 530
- 1700-1709 : 524
- 1710-1719 : 673
- 1720-1729 : 787
- 1730-1739 : 690
- 1740-1749 : 662
- 1750-1759 : 689
- 1760-1769 : 628
- 1770-1779 : 953
- 1780-1789 : 747
- 1790-1799 : 90
Ces chiffres ne donnent d'ailleurs qu'imparfaitement le volume relatif de transcription par période étant donné que certains actes ne contiennent qu'une ligne de transcription, alors que d'autres plusieurs pages.
Par séries, la quasi-totalité proviennent des Archives nationales (CARAN), et parmi celles-ci, c'est le Minutier Central des notaires qui domine largement.
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MC, Minutier central des notaires : 70 % des actes
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Z2, Juridictions spéciales et ordinaires : baillages et prévôtés : 21 %
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S, Biens des établissements religieux : 4 %
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Z1j, Chambre des bâtiments et greffiers des bâtiments : 2 %
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Y, Châtelet de Paris : 1%
Et des pièces éparses (moins de 0,5 % du fonds) provenant de :
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Aux archives nationales :
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E, Conseil du roi
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H2 : Bureau de la Ville
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M, Ordres militaires et hospitaliers : ordre de Saint-Lazare (un seul acte)
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O1, Maison du roi
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P, Chambre des comptes (terriers)
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Q1, Titres domaniaux
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T, Papiers privés tombés dans le domaine public : compagnie des monnayeurs de Paris
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V5, arrêts du Grand Conseil
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Z1f, Chambre du Trésor et bureau des finances
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Z1q, Baillage et capitainerie royale de la Varenne du Louvre
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Z1g, Election de Paris
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ZZ2, Bureau des saisies réelles
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X2a, Greffe du tribunal criminel du Parlement
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F12, Commerce et industrie
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F13, Bâtiments civils : carrières de Paris
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F14, Travaux publics
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N, Cartes et plans
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Mais aussi des Archives départementales de Seine-Saint-Denis, des Archives de Paris, de la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris.
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Enfin des retranscriptions extraites d'ouvrages ou de revues (Journal de Paris, Almanach Royal, Recueil des lois, etc. ainsi que des sources numérisées et disponibles sur Gallica).
Harmonisation des métadonnées
Une vérification des dates, des cotes et des niveaux d'information a dû être effectuée pour aboutir à une titulature cohérente, juste et compréhensible par tous. Elle a permis d'identifier une nécessaire correction sur environ 5 % du corpus. La qualité des saisies était donc très bonne, et les interventions ont davantage porté sur la hiérarchie et les niveaux d'information que sur des erreurs, qui ont concerné moins de 1 % des actes. La base de données qui est présentée est donc le fruit d'un travail initial de Michel Legagneux, et d'une intervention de l'équipe du CRH sur les métadonnées et l'indexation. En revanche, la retranscription des actes n'a pas du tout été retouchée.
Description des saisies
La qualité des transcriptions est généralement fiable et très bonne. Tous les sondages d'actes transcrits concordent en ce sens.
Plusieurs problèmes surgissent cependant :
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La typologie des actes (inventaire, procès-verbal, sentence, etc.) n'est pas toujours mentionnée.
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Les destinataires et signataires sont rarement indiqués, ce qui pose des problèmes d'identification des actes, et sur l'intention de la production du document.
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Les transcriptions des actes ne sont pas complètes. Il manque très souvent des passages, qui n'ont pas été considérés comme importants ou pertinents par rapport aux questionnements du transcripteur. Ces absences ne sont pas indiquées, et il n'est donc pas toujours possible d'entrevoir la logique entière de l'acte. Ces absences sont plus ou moins fortes selon les actes. Certains sont transcrits presque in extenso, d'autres de façon très partielle.
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Les transcriptions rétablissent l'orthographe contemporaine. Par ailleurs, les noms de lieux et de personnes sont lissés, sans doute souvent par l'interprétation du transcripteur, et en fonction de l'orthographe qu'il a choisie par la connaissance des acteurs et de lieux et pour les faire coïncider avec des orthographes fixées en d'autres parties de la saisie.
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Les saisies ne sont pas toujours des transcriptions pures : parfois, cela est très fidèle, parfois ce sont des raccourcis interprétatifs qui s'apparentent à des résumés. Faute d'indication claire des choix de saisie, il est parfois difficile de savoir s'il s'agit d'une transcription ou de l'indication de l'idée et des faits avec des reformulations. Toutefois, dans l'ensemble, ces reformulations sont fidèles au contenu des actes. Il arrive qu'en quelques lignes, ce soit le résumé de plusieurs pages de manuscrit.
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Des pièces annexes aux actes (ex : plans) sont parfois mentionnées, mais pas toujours explicitement.
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La qualité des acteurs n'est pas toujours mentionnée, car le transcripteur la connaissait.
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Plusieurs actes relatifs aux carrières peuvent se trouver dans des cartons ouverts par le transcripteur, sans que celui-ci ne les prenne en notes. Le chercheur pourra donc trouver des pièces complémentaires dans les cartons mentionnés : les transcriptions n'ont donc pas valeur de fouille exhaustive des liasses et registres lus.
Il ressort de ces remarques générales que face à ce corpus transcrit, il faut se poser une question : que cherchait le transcripteur ? La logique de sélection des actes est au croisement de trois dimensions, à la fois spatiale, professionnelle et familiale : suivre des familles dont des ascendants ont eu une activité liée aux carrières à Belleville. Il n'est pas de souci de monographie pour une de ces trois dimensions isolément des autres. Il est préférable, pour chaque chercheur, de collationner les saisies avec les actes originaux, et surtout ne pas citer le verbatim tel quel sans vérification, car il a peut-être été modifié dans sa forme, si ce n'est dans le fond.
Intérêts pour l'exploitation historique
Alors que la collecte des données historiques est une tâche rendue aujourd'hui difficile, tant par l'accessibilité aux fonds que par les temps de la recherche de plus en plus courts, cette incroyable base de données présente pour l'historien(ne) averti(e), comme pour l'historien(ne) amateur(e), le double avantage d'une enquête à la fois cohérente et accomplie. Par sa densité chronologique, son unité de lieu et d'activité, et par son degré d'achèvement, elle est vouée à devenir directement exploitable. Son indexation par toponymes et patronymes ouvre déjà la possibilité de requêtes fines et ponctuelles, liées à l'histoire spécifique des lieux et de ses habitants. De multiples questionnements offrent de multiples montées en généralité : histoire des conditions de travail, des régulations et de la justice du travail, de la proto-industrialisation 13 , de l'évolution des techniques et des morphologies péri-urbaines et urbaines 14 , de la reproduction sociale et professionnelle, ainsi que de multiples échelles : communauté, métier, famille, individu, localité, sans compter leurs croisements possibles. Depuis une entrée très concise — les carrières à plâtre de Belleville —, plusieurs champs historiques peuvent s'emparer des données dans la mesure où la saisie des actes réalisée par Michel Legagneux, en définitive, permet plusieurs mises en contexte.
Crédits
- Direction du projet : Centre de recherches historiques (UMR 8558/ CNRS-EHESS)
- Direction scientifique : Thomas Le Roux, chargé de recherches au CNRS et Mathieu Marraud, chargé de recherches au CNRS
- Direction technique : Bertrand Dumenieu, ingénieur de recherche de l'EHESS et Jean-Damien Généro, ingénieur d'études du CNRS
- Développement et maintenance de l'application : Jean-Damien Généro et Bertrand Dumenieu
- Maquette graphique : Hugo Chièze (EHESS)
- Avec la participation de Vincent Legagneux
- Hébergement : IR* Huma-Num
L'utilisation, le partage et l'adaptation du contenu sont autorisés selon les termes de la Licence Ouverte V 2.0 (équivalente à une licence CC-BY 4.0).
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Michel Legagneux, « Rollin et le “mirage spartiate” de l'éducation publique », in J. Proust (dir.), Recherches nouvelles sur quelques écrivains des Lumières, Genève, Droz, 1972, p. 111-162.↩
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Michel Legagneux, « Le questionnaire en question », Dix-huitième Siècle, n° 5, 1973, p. 89-96.↩
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Thomas Le Roux, « Les effondrements de carrières de Paris. La grande réforme des années 1770 », French Historical Studies, 36-2, 2013, p. 205-237.↩
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Ania Guini-Skliar, « Les carrières parisiennes aux frontières de la ville et de la campagne », Histoire urbaine, vol. 8, n° 2, 2003, p. 41-56. Voir aussi les travaux de Marc Viré et de l'équipe de Paris I autour de Paul Benoit.↩
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Ivan Lafarge, Le plâtre dans la construction en Ile-de-France : techniques, morphologie et économie avant l'industrialisation, thèse d'histoire, Paris I, 2013. Ivan Lafarge, « Le plâtre dans la construction en Ile-de-France : techniques, morphologie et économie avant l'industrialisation », e-Phaistos, II-2, 2013, en ligne. Ivan Lafarge, Les usages du plâtre dans la construction en Île-de-France de l'Antiquité à l'époque contemporaine, in Ressources et construction : la transmission des savoirs sur les chantiers, Paris, Éditions du Comité des travaux historiques et scientifiques, 2020. Voir aussi le musée du plâtre https://www.museeduplatre.fr. ↩
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Thomas Le Roux, « Des fours à plâtre dans Paris, histoire d'une parenthèse conflictuelle, 1765-1800 », Les Articles du Musée du plâtre, janvier 2012, p. 1-8.↩
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Thomas Le Roux, « Les effondrements de carrières de Paris… » art. cité.↩
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Frédéric Graber, « Concilier sécurité et exploitation ? Distance de réserve, périmètre d'interdiction et opposition des populations aux carrières à plâtre de Montmartre (1830-1840) », French Historical Studies, 36-2, 2013, p. 239-270.↩
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Gérard Jacquemet, Belleville au XIXe siècle, du faubourg à la ville, Paris, Éditions de l'École des hautes études en sciences sociales, 1984.↩
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Cité par Alain Corbin, Fragilitas. Le plâtre et l'histoire de France, Paris, Plon, 2023.↩
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Bruno Comentale, « Les anciennes carrières de pierre en ville, un élément du géopatrimoine : exemples de Paris et de Nantes », Physio-Géo, Volume 13, 2019, 1-24.↩
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Recueil de pièces manuscrites relatives à l'histoire des carrières de Paris aux XVIIe et XVIIIe siècles, GPRD, 1986. Les travaux aussi de Gilles Thomas, technicien à la Ville de Paris : Les Catacombes. Histoire du Paris souterrain, Paris, Le Passage, 2015 ; Paris sous Paris. La ville interdite, Paris, EPA, 2022.↩
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Robert Carvais et Nicoletta Rolla (dir.), Aedificare 3 : Autorités et régulations du travail dans le champ de la construction (XIII-XIXe siècles), Classiques Garnier, 2019 ; Michela Barbot et Robert Carvais. « Des archives pour analyser la ville et pour dessiner ses territoires. Les procès-verbaux d'expertise parisienne des greffiers des bâtiments », Histoire urbaine, vol. 59, no. 3, 2020, p. 63-84. Robert Carvais, « L'ancien droit de l'urbanisme et ses composantes constructive et architecturale, socle d'un nouvel « ars » urbain aux XVIIe et XVIIIe siècles. Jalons pour une histoire totale du droit de l'urbanisme », Revue d'Histoire des Sciences Humaines, vol. no 12, no. 1, 2005, pp. 17-54.↩
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Allan Potofsky, Constructing Paris in the Age of Revolution, New York, Palgrave Macmillan, 2009 ; Pierre-Benoit Roumagnou, Dans l'orbite de Paris : les habitants de la banlieue et la justice (v. 1670- v. 1789), Paris, Classiques Garnier, 2020 ; Youri Carbonnier, Maisons parisiennes des Lumières, Paris, Presses de l'université Paris-Sorbonne, 2006.↩